Texte





Les routes



Il y a des routes qui s’effondrent quand je les regarde avec trop d’attention. Leur bitume est coupé à l’émotion, il supporte mal que je le drague sans arrêt. Il a l’habitude d’être écrasé par les roues des voitures et des camions. Pour supporter le poids des machines et du temps, il a dû s’endurcir au fil des années, mettre de coté sa propre existence, ne penser qu’a protéger ses rêves et ses envies pour que sa surface soit plus dure, impénétrable, sans faille. Malgré cette concentration sans relâche, il arrive à la route des moments d'inattention encouragé par les caresses du vent chaud de l’été. Elle font naître des fissures dans sa peau épaisse, des cicatrices creusées par les pluies et les crasses des saisons.


Parfois, quand elle est émue, la route se brise entièrement. Se brise en plusieurs endroits et bruits et c’est alors que la réalité glacée peut l’atteindre. Je la vois s'effondrer sur elle-même, se replier dans les gouffres qu’elle avait mis des années à cacher aux yeux du monde. La route disparaît alors pour quelques temps. Ce qui reste d’elle sont deux plongeoirs solides, tendus au dessus de l’obscurité moite et sans fin que sont ses entrailles. Les plongeoirs veulent m’emmener vers l’en-delà, l'intérieur du corps de la route. Il est sans fin, sans parois et sans reflet. Je me penche au dessus de ce gouffre béant pour comprendre les bourdonnements que je crois percevoir. 

Une fois ma tête à l’intérieur, je sens la route m’arracher vers elle, me jeter dans son vide. Ma chute commence à peine et déjà je la sais sans fin. Je tombe et rien ne me rattrape. Il n’y a que les paroles de la route que je sens. Ce sont des grondements lourds et dont chaque phrase me propulse encore plus rapidement, faisant basculer mon corps en tout sens. Elle me dit : Qui est-tu pour me penser de cette façon là? Je ne te demande rien. Si tu veux savoir qui je suis, demande-moi. Je suis le labyrinthe dont tu ne trouveras jamais la fin, mes mains recouvrent le monde et portent son mouvement. Mon réseau infini encercle la planète entière et si je veux l’anéantir, je n’ai qu’à contracter le bitume qui me compose pour le faire imploser. Je sais traverser les grands fleuves et les entailles de la terre. Je n’ai pas besoin de tes regards ni de tes attentions. C’est moi qui propage les guerres et les arrête........ Voilà, la route me parle encore un peu et la fin est incompréhensible.

Puis, la route se relève, sort de son propre vide et reprend sa place sur la surface de la terre. Je vois au loin le gouffre se refermer sur moi. Je suis piégée et ma nouvelle réalité est une obscurité sans fin, sans parois et sans reflet. Dans ma chute qui trouve toujours pas de fin, je perçois un ensemble de points lumineux, assez vagues et lointains. En regardant d’avantage, je m'aperçois que ces marques suivent des lignes. Elles forment des constellations que je ne connais pas. Les lignes en pointillés se croisent et s’entrelacent sans arrêt. C’est alors que je comprends qu’il ne s’agit pas d’étoiles mais des blessures de la route. Elles laissent passer le jour et les lumières des lampadaires. 

C’est à ce moment précis que je pris la décision de ne jamais quitter le corps de la route, pour que mon errance ne soit abritée d’aucun autre paysage que l’immense constellation du réseau routier du monde en mouvement.








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